Les « Indignés », qui tentent d’occuper La Défense à Paris depuis vendredi, peinent à rassembler en France. Cinq raisons à cette faible mobilisation.
Le 15 octobre, ils n’étaient que 500 à défiler dans les rues de la capitale contre 500 000 à Madrid et quelques dizaines de milliers à Rome. Plusieurs raisons expliquent la faible mobilisation française.
Vidéo de promotion du mouvement « Occupons La Défense »
L’approche de la présidentielle
Pour expliquer la désertion des rassemblements d’indignés – de 3 000 au plus fort de la mobilisation au mois de mai à 500 aujourd’hui –, les spécialistes s’accordent à dire qu’à six mois de la présidentielle, les Français croient davantage au changement par les urnes.
N’ayant pas exercé de responsabilités depuis 2001, la gauche du Front de Gauche, des Verts et même des socialistes, avec la démondialisation d’Arnaud Montebourg, parviennent encore à canaliser l’« indignation » de la population alors qu’en Espagne ou en Grèce, la gauche s’est discréditée, estime le sociologue Michel Wieviorka :
« La gauche espagnole ne semble pas capable de se remettre de l’échec cuisant de Zapatero, celle de la Grèce, également au pouvoir, a frôlé la catastrophe. On voit mal quelle opposition, et avec quel leadership, pourrait constituer une alternative crédible à Netanyahou, Berlusconi ou David Cameron. »
La situation économique
Un chômage des jeunes diplômés massif en Espagne et en Italie, une perspective d’austérité interminable en Grèce… Face à ses voisins du Sud, la France semble se porter pas trop mal.
En Espagne, le taux de chômage des jeunes atteint 45%. La Grèce compte 20% de chômage. La sociologue Monique Dagnaud relève que « si le taux de chômage moyen des moins de 25 ans est assez élevé en France (22,9% en 2009 contre 16,7% dans les pays de l’OCDE dont 11% en Allemagne, 18,9% au Royaume-Uni et 25,4% en Italie) », il concerne essentiellement les jeunes les moins qualifiés ».
En France, la majorité des diplômés – plus de 85% – trouvent un emploi trois ans après avoir décroché un diplôme (du BTS au doctorat). Selon Monique Dagnaud, l’atonie de la jeunesse française peut s’expliquer par le sentiment de justice que procure un emploi :
« L’indignation est à son comble lorsqu’on a effectué des efforts et des sacrifices financiers pour obtenir un diplôme et que celui-ci ne procure pas de débouché. Elle entremêle la stupéfaction, le sentiment d’un énorme gâchis, l’angoisse du déclassement, et pire encore, l’effroi devant ce qui s’esquisse comme un “no future”. »
Un jeune « Indigné » ne désespère pas :
« Il n’y a pas d’éclatement de la misère en France mais quelque chose est en train de se passer, quelque chose est en train de devenir insupportable. La situation dégénère : la prise d’otage à Pôle emploi, les immolations, le nouveau plan d’austérité… Ça va bouger. »
Le flou des revendications des « Indignés »
En France comme ailleurs, les « Indignés » ne mènent pas une lutte mais une multitude de combats. Pourtant, chaque jeunesse a son mot d’ordre. Emploi en Espagne, logement en Israël, espérance en Grèce, dénonciation du système financier à Wall Street…
D’abord initié par des Espagnols résidant à Paris, le mouvement des « Indignés » en France – aujourd’hui à sa 148e manifestation (AG comprises) – peine à rassembler autour d’un mot d’ordre. Dénonciation du système financier et des inégalités, aspiration à un monde meilleur… C’est le grand flou.
Benjamin, un « Indigné » parisien de 27 ans, croit au contraire qu’il est important de ne pas porter un seul combat :
« On est dans la convergence des luttes, on veut être partout. En France, c’est rendu difficile par l’atomisation du mouvement social. Pour le logement, un étudiant ira chez Jeudi Noir, une mama africaine au DAL, les SDF ailleurs… Cette richesse est un avantage mais il faut réussir à s’unir. »
Reprenant le « Nous sommes les 99%, nous refusons que le 1% décide de notre avenir » qui fait le succès des « Indignés » de Wall Street, les Français ont revu leur stratégie. Depuis début novembre, ils se rassemblent à La Défense, symbolisant davantage le capitalisme financier que la vieille Bastille – (et moins central). Dans un manifeste, ils revendiquent :
« Unis d’une seule voix, nous allons faire savoir aux politiciens qui ne nous représentent pas, et à l’oligarchie financière qu’ils servent, que c’est à nous, le peuple, de décider de notre avenir. Nous ne sommes pas des marchandises entre leurs mains, ni entre celles des banquiers. »
Une pancarte « Nous n’avons pas élu ces traders qui nous gouvernent » lors de la manifestation des « Indignés » à Paris, le 15 octobre 2011 (Sébastien Leban)
Le poids des partis et des syndicats
Traditionnellement, les luttes sociales en France sont structurées et encadrées par les partis et les syndicats. Les derniers combats importants de la jeunesse – la lutte contre le CPE ou contre la réforme des retraites – ont été organisés et soutenus par les syndicats lycéens ou professionnels.
Si les Verts et le Front de Gauche ont témoigné leur soutien au mouvement, « il n’est pas question d’être récupérés, c’est un mouvement plus large », justifie un « Indigné ».
La question divise au sein du noyau dur des « Indignés » français – une centaine de personnes. L’une d’entre elles, Delia Fernandez, nuance dans les colonnes de Libération : « Nous allons dorénavant essayer d’arrondir les angles. »
Le DAL et Attac sont désormais associés à certaines manifestations.
La répression policière
Plusieurs participants, bien-sûr, considèrent que la faiblesse du mouvement est liée à l’« intense répression policière ». Depuis le mois de mai, les forces de l’ordre empêchent les rassemblements. Ce printemps, il était courant de croiser plus de policiers que de manifestants place de la Bastille.
Onze participants aux manifestations ont ainsi été poursuivis pour avoir « décollé » (involontairement) une vitre dans le fourgon de police dans lequel ils ont été embarqués le 19 septembre dernier, après un rassemblement.
En Espagne, pourtant, c’est justement l’ampleur que prenaient quotidiennement les manifestations qui a poussé la police à laisser s’installer le campement à la Puerta del Sol.
Vendredi, les « Indignés » ont été délogés par les forces de l’ordre, qui ont démonté leurs tentes. Ce samedi, une centaine d’entre eux sont revenus devant la Grande Arche de la Défense, toujours déterminés à occuper le quartier des affaires.
Le rendez-vous avait été fixé à 14 heures. A l’heure dite, une trentaine de personnes est présente. Leur nombre gonflera au fil de l’après-midi, pour atteindre dépasser une petite centaine. Loin des rassemblements observés à Madrid, New York ou Londres.
8/9 – La commission de réflexion « économie »
« Un peu frustré des réactions françaises »
Willy, 35 ans, porte autour du cou un panneau « Nous sommes les 99% », le slogan des « Indignés » du monde entier, réponse au 1% qui contrôlerait les richesses et les pouvoirs. Il explique :
« On est un peu frustré des réactions françaises. On est plus victime que dans d’autres pays de la communication des médias : on nous fait croire que la crise, c’est quelque chose qu’on ne peut pas combattre. Avant d’être indignés, les Français sont résignés. »
Willy croit pourtant en ce mouvement qui se veut apolitique. Cadre dans une entreprise spécialisée dans les logiciels de ressources humaines, il n’est « pas gauchiste », ni militant. Mais il veut faire passer le message, sur Internet et dans son entourage :
« J’en ai même parlé à ma boulangère ce matin, en lui demandant si elle viendrait, elle a rigolé. On a inculqué aux gens un pessimisme ambiant, qui fait qu’ils n’y croient plus. Mais c’est déjà une victoire : on parle de nous, même sur TF1. »
« On ne nous a pas laissés nous installer »
Les « Indignés » attirent les médias, mais aussi les forces de l’ordre. Une dizaine de camionnettes de gendarmes mobiles stationnent de chaque côté de la dalle de La Défense, des policiers en civils veillent à la sortie de la station de métro.
La consigne ? Empêcher une nouvelle tentative de campement nocturne. A partir de la fin de l’après-midi, les policiers contrôlent les sacs des arrivants, à la recherche de sacs de couchage et de tentes. Les rares pancartes sont confisquées et stockées dans un camion.
Pour Justine, 19 ans, c’est justement une des explications du nombre relativement faible d’« Indignés » en France. Cette étudiante en histoire de l’art a participe au mouvement depuis le 29 mai et une tentative d’occupation place de la Bastille :
« En France, on ne nous a pas laissés nous installer. En Espagne, le mouvement est parti d’un appel de Democracia Real Ya pour une manifestation, et d’un petit groupe de gens qui ont décidé de rester camper. La base du mouvement, c’est de se réapproprier l’espace public. »
« Déçus par les partis et les syndicats »
L’autre particularité du mouvement, poursuit Justine, c’est « un côté horizontal, quelque chose de collectif mais qui respecte l’individualité ». Pendant deux heures, l’étudiante a d’ailleurs officié avec d’autres comme secrétaire de l’assemblée générale de l’après-midi.
Au programme : le bilan de la veille, des conseils sur le dépôt de plaintes en cas de violences policières, le plan B en cas de nouvelle éviction (rendez-vous dimanche près de l’église Saint-Eustache, dans le quartier des Halles), et la répartition du travail – logistique et intellectuel – en commissions.
Dans un coin, une dizaine d’« Indignés » comparent ainsi les mérites des coopératives et des entreprises traditionnelles, assis en tailleur sur la dalle… et à l’ombre des tours d’Areva, GDF Suez et SFR.
C’est cette spontanéité qui a séduit Nicos, 29 ans, chef de projet dans le web :
« Avec ce qu’on fait à La Défense, même s’il n’y a pas 8 000 personnes, on parle de nous, et il y aura de plus en plus de monde. J’ai été impliqué dans des syndicats étudiants, dans des partis de gauche. C’est très compliqué, très lourd, pas forcément efficace.
Beaucoup de gens qui se reconnaissent dans ce mouvement ont été déçus par les partis et les syndicats. A Paris, il doit y avoir deux manifs chaque week-end, mais ça revient juste à faire un peu de bruit entre République et Bastille… »
Source Rue 89